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Amman2Paris interview
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Irak, le pays des oubliés

Irak, le pays des oubliés

©Claire Lefort

Source : https://fromjordanblog.wordpress.com/2016/05/27/irak-le-pays-des-oublies/

On parle peu de l’Irak. Passés Saddam Hussein, l’intervention internationale de 2003 – que les uns préfèrent passer sous silence (comme les Etats-Unis) ou à laquelle les autres se félicitent de ne pas avoir participé (tels la France) – et Daesh, c’est un pays dont on sait généralement peu de choses.

Pourtant, avec ses 437.000 km² de superficie et ses 36 millions d’habitants, l’Irak est l’un des les plus vastes du Moyen-Orient. C’est sur son territoire, en Mésopotamie, qu’ont été inventées l’agriculture et l’écriture (5000 av. JC), que sont apparues des civilisations parmi les plus anciennes. Au fil des siècles, l’Irak est devenue un véritable creuset de cultures, de langues, de croyances et d’histoire, s’enrichissant et s’interpénétrant les unes les autres : aux côtés des Arabes et des Kurdes, on compte ainsi près de onze minorités religieuses et culturelles.

Et pourtant… Qui a déjà entendu parler des Kakaïs, des Shabaks ou des Mandéens ? Il n’y a qu’à songer à l’effarement de l’Occident découvrant subitement, à l’été 2014, l’existence des Yézidis lors des massacres de SInjar, quand ce peuple a déjà pour de 6000 ans : il n’est bien sûr pas le seul dans ce cas, mais cet épisode est symptomatique d’une attitude plus générale vis-à-vis de l’Irak.

Ce pays, en effet, intéresse peu. Parce qu’immense, parce que convoité pour ses richesses (il détient notamment les quatrièmes plus grandes réserves de pétrole au monde), parce que complexe (en raison de l’enchevêtrement de peuples, d’intérêts et d’acteurs qui s’y déploie). L’Irak compte plus de 36 millions d’habitants, dont on ne dit souvient rien, ou presque.

Il n’y a qu’à s’arrêter sur le traitement médiatique actuel : on parle de Daesh, des combats en Syrie, des massacres perpétrés ici et là, parfois de la vie sous le califat ; mais la démarche pousse rarement plus avant. Prenons l’exemple des cartes et infographies fréquemment publiées et mises à jour dans les journaux : elles sont généralement centrées sur la Syrie, les combats qui y font rage, les villages qui y sont rasés ou réduits à la famine. L’Etat Islamique a beau s’étendre sur deux pays, la Syrie occupe en permanence le devant de la scène : parce que longtemps perçue comme « la perle du Moyen-Orient », déchirée aujourd’hui par une guerre sanglante et spectaculaire. Au contraire, la situation en Irak est plus complexe, plus ancienne ; à suivre le prisme occidental, la situation semble s’y être stabilisée, comme si une sorte de statu quo résigné s’y était instauré. Et pourtant, il n’en est rien.

La situation actuelle en Irak est l’aboutissement de quarante années d’enlisement progressif, dans lequel les pays occidentaux ont une responsabilité – qu’il n’est souvent ni agréable ni glorieux de souligner. Car, on a parfois tendance à l’oublier, c’est en Irak que Daesh a d’abord vu le jour. Dans un pays ravagé par une longue guerre contre l’Iran(1980-1988), qui a été la plus sanglante et la plus sale de ces dernières décennies ; par les deux guerres du Golfe, ensuite (1990-1991 et 2003-2011) ; par de longues années d’embargo économique, décrété par l’ONU en 1990, qui fut le plus sévère jamais imposé à un pays et eut des conséquences dévastatrices (les indices de développement du pays ayant reculé de près de quarante ans sous l’effet de ces sanctions, qui interdisaient d’acheter tout bien ou service à l’Irak et autorisaient le pays à ne vendre qu’une partie de sa production pétrolière en échange d’importation de denrées alimentaires et médicaments de base. De sorte qu’en 2000, un enfant irakien mourrait de faim toutes les six minutes, dans un pays qui connaissait avant la guerre un niveau de développement parmi les plus élevés du Moyen-Orient). Sans parler de l’intervention américaine de 2003, du démantèlement honteux et inefficace des structures étatiques et militaires du régime de Saddam Hussein, ayant contribué à fournir aux combats de Daesh une partie de leurs armes.

On ne parle pas de l’Irak, ou peu, et pourtant… Pourtant, bien des choses s’y passent. Qui pour relater les combats qui continuent de faire rage dans la plaine de Ninive ? Qui pour parler de l’essor exponentiel des milices et groupes islamistes radicaux, de leurs exactions sans cesse croissantes, dans la partie de l’Irak encore aux mains d’un gouvernement failli qui n’a plus d’Etat que le nom ? Pourtant, plus de 22 millions de personnes peuplent ces territoires. Des habitants livrés à eux-mêmes et qui, selon les situations, tentent de survivre ou décident de fuir. Pour se heurter au silence et à l’indifférence.

« Les violences et la guerre m’ont obligé à fuir. A quitter mon pays, ma terre, mon histoire, à laisser derrière moi tout ce que je connaissais et possédais. Le jour où je me suis décidé à passer la frontière, à partir sans me retourner, j’étais plein de douleur mais aussi d’espoir. Je voulais croire qu’une autre chance allait m’être donnée, que je pourrais trouver refuge quelque part, pour y mettre ma famille à l’abri et nous laisser la possibilité de nous reconstruire. Au lieu de cela, je ne me suis heurté qu’à des refus et au silence. Nous autres, Irakiens, n’intéressons personne. Nul ne se soucie de nous, de notre sort, notre pays. La guerre en Syrie est terrible, mais sa soudaineté et sa violence ont eu pour effet de provoquer un sursaut international, tant en termes de politique migratoire des pays d’accueil que sur la question des coalitions et interventions militaires. Au contraire, personne ne se préoccupe de nous, du bourbier dans lequel l’Irak s’enfonce depuis plus de quarante ans maintenant. Nous sommes seuls. Et pourtant, pas plus que les Syriens, nous n’avons choisi ce qui nous arrive aujourd’hui : comme eux, nous en sommes les victimes, les dommages collatéraux. » (Esho, chrétien irakien réfugié en Jordanie, en attente depuis deux ans d’un visa pour l’Australie).

« Lorsque je pense à mon pays, j’ai les larmes aux yeux, je suis pris d’une angoisse. Comment expliquer ce qui nous est arrivé ? C’est incompréhensible, il n’y a aucune raison à cela ; la situation dépasse aujourd’hui toute les mesures de l’absurdité de l’être humain. » (Leïla, mère de famille yézidie).

« Nous avons perdu tout espoir de pouvoir nous réinstaller un jour dans notre pays. Je ne crois plus en aucun avenir, ni pour nous, ni pour l’Irak. Mais comment accepter qu’un être humain n’appartienne plus à un aucun pays, aucune nation, aucune ville ? » (George, chrétien réfugié en Jordanie, en attente depuis dix-huit mois d’un visa pour le Canada).

« Pourquoi tant de silence à notre égard ? Pourquoi un tel désintérêt ? Pour avoir droit à la compassion de l’Occident aujourd’hui, faudrait-il être un ours polaire, un panda, un gorille ou même une couleuvre brune, plutôt qu’un Chrétien, un Mandéen, un Yézidi ? » (Karam, mandéen ayant fui les persécutions des milices islamistes à Bagdad).

Avec des millions d’autres, ces hommes et ces femmes forment la foule des « réfugiés oubliés » qui ont dû, du jour au lendemain, fuir et tout quitter, face à l’arrivée de Daesh ou aux persécutions des milices radicales. Chacun d’eux est détenteur d’une histoire personnelle et familiale faite de terreur, de désespoir, de pertes ; chacun d’eux a vécu sa nakba, sa catastrophe à lui. Et pourtant, ils continuent à chercher des raisons d’espérer, de croire : ne les leur enlevons pas.